Depuis quelques dizaines de jours, les moteurs d’intelligence artificielle font grand bruit. A bien y regarder, les raisons d’être boulversé·e·s ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Probablement parce que les IA (Ai, en anglais) suscitent quatre types de stupeurs : stupeur économique, stupeur intellectuelle, stupeur existentielle et stupeur professionnelle.
Lorsqu’on écoute les réactions et les arguments de chacun, on y détecte des signes contradictoires d’émerveillement, de dégoût, de peur et d’enchantement ; le tout quelquefois mêlé. Pour les plus expérimenté·e·s d’entre nous, l’émergence publique de ces IA rappelle étrangement d’autres phénomènes de société, dont le plus flagrant est l’arrivée d’Internet dans nos vies à la fin du 20e… disons plutôt au début de ce 21e siècle. Et pourtant, l’arrivée d’Internet dans nos vies eu moins l’effet d’un tsunami que l’arrivée de ces IA. Pourquoi?
Internets : le préquel de l’IA?
Au débuts des années 2000, beaucoup de gens demeurèrent sceptiques face aux Internets, à ce qu’on appelait alors “les autoroutes de l’information”. Le tant redouté bug de l’an 2000 n’ayant pas eu lieu, on prit quelques années pour se faire à la chose, gentiment.
Alors que les intellectuels (activistes) et les marketers de l’époque y perçurent tout de suite l’intérêt (longtermiste), la majorité de la population avait tendance à snober ce “réseau mondial”. On devait s’y connecter avec un “personal computer” (qui coûtait une fortune), un “modem 56k” ; le tout était fastidieux, passablement ruineux, et d’une lenteur tellement abominable. Le déni français était d’autant plus fort que le 3615 ULA monopolisait encore toutes les attentions et que le technophile oncle Bernard envoyait encore ses voeux par fax.
Pour beaucoup, depuis 50 ans, on leur promettait les voitures volantes, et voilà qu’on leur apportait une machine à vapeur sans vapeur qui roucoulait des dingdingdingrouloulouloulourouloulou dingding… No gain, full pain! (Si l’on y pense bien, le désir d’internet de l’époque ressemble fort à l’engouement que suscite aujourd’hui la blockchain dans le grand public…)
L’entrée fulgurante de l’IA dans le “game”
Or, les contingences de l’émergence des IA publiques sont toutes différentes. Aujourd’hui, tout le monde est équipé du minimum nécessaire pour vivre l’expérience de l’IA : du matériel informatique performant et multi-écran, statique ou nomade, des connexions 4g, de l’internet illimité et des réseaux (sociaux) d’influenceurs pédagogues. Et le comble, c’est que lorsque les influenceurs ne sont pas suffisament pédagogues pour convaincre et faciliter la prise en main de ces IA, ces IA les y aident!
La prise en main facile, (plus ou moins) chacun peut rapidement expérimenter les effets fulgurants de l’IA. On voit dès lors 3 grands profils se manifester :
1. La stupeur économique des IA
Au rang de celles et ceux dont la raison de vivre passe par le devoir impérieux de gagner de l’argent (qu’on appelle plus pudiquement “saisir les opportunités”), on distingue 2 grands courants :
Les Enthousiastes
Généralement composée des Gen Z, cette cohorte d’enthousiastes voit dans l’IA une chance inattendue de gagner plus d’argent, plus vite. Cette génération biberonnée aux injonctions de l’emarketing perçoit probablement une opportunité fantastique d’automatiser une chaînes d’actions qui les émancipera. Ces nouveaux dispositifs leurs permettront, a minima, de ne plus devoir en faire trop. Au mieux, ils leurs donneront l’occasion de créer une machine à cash qui tournera seule pendant qu’ils se baladeront en van le long des plages de surf new zélandaires ou dubaïote.
C’est ainsi que les réseaux sont inondés d’articles, de podcasts et de vidéos aux titres chocs sur le mode de la Révolution, du Choc, de la Fantastique Révélation et de Grandes Promesses d’un monde marketing meilleur.
On pourra me rétorquer que je vais un peu vite en ciblant les Gen Z dans cette cohorte. En effet, il n’est pas improbable que bon nombre de seniors s’enthousiasment, mais à bas bruit, face aux fantastiques opportunités que promettent les IA. A mon sens, si ces derniers s’enthousiasment sans bruit, c’est parce que leur emballement est tempéré par un devoir de méfiance dû à leur expérience des annonces. S’ils ne sont pas dans le “Wait and see”, ils sont tout de même dans le “Test and see”.
Les Catastrophistes
Je parlais de cohorte, voici des légions. Les catastrophistes sont évidemment ceux-là qui ont peur que leurs compétences, voire même leur utilité, soient remplacé·e·s par des machines. Cette crainte du “grand remplacement” des catastrophistes économiques n’est pas loin des catastrophistes de la stupeur existentielle et, parfois, lorsqu’iels sont directement concerné·e·s, des stupéfié·e·s professionel·le·s.
Le problème que pose la machine n’est pas mécanique, il est potentiellement humain.
Depuis quelques semaines, on assiste à un véritable effet domino des prises de conscience. La première vague d’information étant passée par des plateformes comme Midjourney, ce sont les métiers de l’image qui se sont émus : graphistes, illustrateurs, animateurs, etc. Pour ma part, chaque fois que j’ai seriné : “Euh, le métier a survécu à l’apparition de Photoshop et d’Illustrator…”, ma remarque n’a provoqué que peu de réactions. On y reviendra plus tard…
Ensuite, lorsque ChatGPT est arrivé, ce sont, par vague, les développeurs, puis les blogueurs, les copywriters, les rédacteurs SEO qui se sont émus de leur sort. Là aussi, peu de ces catastrophistes entendent que le métier ne disparaît pas mais change.
Pourquoi cette frayeur? Il faut distinguer ici 2 profils :
- les épuisé·e·ss qui sont las·se·s de devoir se remettre à la page et devoir réapprendre ad vitam aeternam leur métier,
- les stupéfié·e·ss existentiel·le·s qui, à travers la fin hypothétique de leur métier, se sentent menacé·e·s dans l’essence même de leur vie.
2. La stupeur intellectuelle des IA
A côté des stupéfiés économiques, on trouve les stupéfaits intellectuels. A ma connaissance, il n’y a pas d’intellectuel qui soit rétif à l’émergence des IA. Si le monde du Savoir et des connaissances fait partie intégrante de votre vie, vous ne pouvez qu’être emballé·e et éberlué·e par ce que les IA sont concrètement capables de fabriquer dans l’instant. Néanmoins, d’un point de vue intellectuel, si résister n’a aucun sens, trop s’enthousiasmer non plus.
A ma connaissance, il n’y a pas d’intellectuel qui soit rétif à l’émergence des IA.
Le phénomène est stupéfiant dans sa monstration mais pas surprenant. On savait les développeurs d’IA à l’oeuvre depuis des lustres. Précédemment, on parlait d’algorithme, de deep learning, de prédictivité, etc. On pourrait même remonter plus loin dans l’histoire contemporaine : lorsqu’Alan Turing jouait au bras de fer avec la machine Enigma qui cryptait les messages secrets des Allemands, il posait déjà les bases de ce que sera l’IA, non pas aujourd’hui, mais demain!
En ce début d’années 20, on en arrive donc aux prémices d’une chronique technologique annoncée. Annoncée, certes, mais encore bien balbutiante ; il faut raison garder, comme c’est bien posé ici par M. Baudoux sur la plateforme Futur Immédiat. Raison garder et fantasmes maîtriser, comme nous le rappelions ici en évoquant les “inner voice” des machines.
3. La stupeur existentielle des IA
Le stupéfié·e·s existentiel·le·s face à l’arrivée des IA dans le grand public sont probablement les plus à plaindre. Ce sont ceux et celles-là qui se sentent totalement amoindri·e·s ou nié·e·s dans le sens de leur vie. Face au galop formidable des technologies, nous sommes tou·te·s plus ou moins frappé·e·s d’une stupeur existentielle qui peut nous couper les jambes ou le soufle. Pour certain·e·s, cela dure quelques secondes, pour d’autres, le sentiment de désoeuvrement est ininterrompu.
Lorsque je pense à ce sentiment que provoque l’arrivée massive des IA, je ne peux m’empêcher de penser aux hôtesses de caisse des grandes surfaces qui sont progressivement remplacées par des caisses automatiques. Ces travailleuses se retrouvent toujours dans l’absurde situation de manifester contre des technologies qui les soulagent d’un travail répétitif et pénible, physiquement et psychologiquement.
Face au galop formidable des technologies, nous sommes tou·te·s plus ou moins frappé·e·s d’une stupeur existentielle qui peut nous couper les jambes ou le soufle. Pour certain·e·s, cela dure quelques secondes, pour d’autres, le sentiment de désoeuvrement est ininterrompu.
Le fait est qu’au plus profond d’elle-mêmes, à l’endroit où ces hôtesses se réjouissent de la promesse d’être libérées de cette tâche ingrate, elle sont également menacées de ne plus pouvoir rien faire d’autre pour rapporter des ressources dans leur foyer, sens de toute leur vie et de leur existence. Les voilà projeteées dans un chaud-froid ininterrompu. Je pense qu’il en va de même pour les “menacés” de l’IA.
Si l’enjeu n’était pas de gagner de l’argent qui leur permette d’acquérir des ressources qui leur permettront de réaliser une vie accomplie, ils se réjouiraient de l’arrivée de ces IA.
4. La stupeur professionnelle des IA
Cette quatrième catégorie de stupéfié·e·s est hybride. On y retrouve diverses tendances issues des trois précédentes. Pour les professionnel·le·s du contenu, l’émergence des outils de l’IA est clairement un « game changer », une itération qui bouleverse le métier et les pratiques. Les professionnel·le·s de l’éducation également sont secoué·e·s par cette émergence dans leurs amphis et salles de cours ou de formation. Si l’on fait abstraction des émotions, le potentiel et les itérations logiciel des IA ouvrent des portes de production de contenus très prometteuses pour les producteurs et pour leurs clients. Et bien entendu, pour les consommateurs de contenus.
Evidemment, l’incertitude actuelle est connectée à des questions épineuses et techniques comme :
- Comment gérer les flux?
- Comment financer cette nouvelle manière de travailler et de produire?
- Comment assurer un niveau de qualité?
- Comment arbitrer les droits d’auteur?
- Comment éviter l’écueil de la pensée unique?
- Comment les bots des moteurs de recherche vont-ils débusquer les générateurs abusifs de SEO?
- Comment les enseignants vont-ils devoir gérer (et évaluer) les productions de leurs étudiants via des IA ?
- etc.
On le voit, ces questions ne sont pas strictement économiques. Elles touchent aux divers points soulevés plus haut. La stupeur des professionnel·le·s se situe donc aux niveaux de :
- la mise en oeuvre des promesses
- la monétisation des nouveaux processus
- la responsabilité quasi éthique des nouveaux producteurs de contenus
Vous vous interrogez sur les implications de l’IA sur votre métier?
Vous souhaitez évaluer son usage dans vos productions de contenus?
Prenez contact avec nous pour en parler.
Que faut-il en penser ?
La technologie des IA est sans conteste fantastique, y compris – surtout ! – si on en accepte les limites. Tout le monde devrait se réjouir de les voir émerger, et tout le monde s’en réjouirait SI l’environnement social dans lequel nous baignons était bienveillant pour tou·te·s. Et si l’on osait aborder, dans l’ordre, les bonnes questions, tantôt éthiques, tantôt morales.
Or il se fait que dans un monde de la performance, des gains de productivité et de la concurrence, l’arrivée des IA accentue les inégalités entre ceux-celles qui savent/peuvent s’adapter et les autres, comme l’évoque cet autre article « L’avènement de l’IA est-il inéluctable et même souhaitable ? ».
Le problème que pose la machine n’est pas mécanique, il est potentiellement humain.
Post scriptum
J’ai demandé à ChatGPT quels étaient à son avis les 4 types de stupeur que pouvait susciter l’IA :
En écho à l’article et, plus précisément, à la stupeur n° 4 professionnelle, la réaction de certains établissements scolaires face à l’utilisation de Chat gpt
https://www.bfmtv.com/tech/a-lyon-des-etudiants-en-master-utilisent-chat-gpt-pour-rediger-leur-devoir-avant-de-se-faire-attraper_AV-202301110260.html
Merci pour ce complément d’information!